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La nécessité est toujours et partout juste la nécessité. Que les humains baisent, mangent, souffrent et meurent est l’éternelle préoccupation des aphoristes. Que quelque chose de plus que la nécessité émerge de l’effort humain collectif produit non seulement l’histoire, mais la production de l’histoire comme représentation. Bataille : « L’histoire de la vie sur terre est principalement l’effet d’une exubérance sauvage, l’événement dominant est le développement du luxe, la production de formes de vie de plus en plus pesantes. »1Georges Bataille, La part maudite, vol. 1 (New York : Zone Books, 1988), p. 33. Bataille est un auteur crypto-marxiste exemplaire qui, dans cette œuvre, fait plus que quiconque pour saper la main de … Continue reading
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L’accumulation d’un surplus, la lutte pour sa disposition, son investissement dans la guerre ou la fête ou l’écriture de l’histoire, ou son réinvestissement dans la production d’encore plus de surplus, voilà l’expérience de l’histoire et l’histoire de l’expérience. La collecte d’un surplus implique la création d’un plan abstrait sur lequel on peut lutter pour sa disposition. Cette histoire est une histoire secrète. Chaque classe dominante victorieuse dans la lutte pour la distribution de l’excédent représente l’histoire elle-même comme étant entièrement de son propre auteur. Mais dans l’histoire secrète du surplus, c’est le hack qui produit la possibilité du surplus par son abstraction, et le travail de son extraction et de son accumulation qui constitue le surplus de l’histoire, reporté comme un murmure, d’une époque à l’autre.
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La société de classe dans sa forme abstraite émerge de l’accumulation du surplus, et représente une rupture avec la dispersion du surplus sous la forme du luxe et du don, et la réinjection du surplus dans la production elle-même. Désormais, c’est la production elle-même qui sera en surplus, cherchant toujours un surplus de désir pour correspondre.
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Les théories qui tentent de saisir dans l’abstrait le développement productif de la société humaine peuvent prendre l’une des deux formes suivantes. Elles peuvent être fondées sur le concept de rareté, et légitimer le règne de l’une ou l’autre classe qui doit prendre en charge les ressources rares. Ou bien elles peuvent être fondées sur le scandale du surplus, sur la conviction que les classes productives de la société produisent plus que leurs besoins immédiats, et peuvent se considérer comme privées de ce surplus. Du point de vue des classes productives, seule l’une d’entre elles est une théorie, l’autre une idéologie – c’est-à-dire peu propice à l’expression de ses intérêts.
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L’expérience oppressante de la pénurie dans le monde en général n’est que trop réelle, tout comme son atténuation par la vectorisation du monde. Alors que la nature devient de plus en plus une ressource quantifiable pour la production de marchandises, les classes productrices du monde surdéveloppé et sous-développé en viennent à percevoir le pouvoir que la classe vectorielle a apporté au monde : le pouvoir d’orienter le développement ici ou là à volonté, créant de soudaines explosions de richesse productive et, tout aussi soudainement, la famine, la pauvreté, le chômage et la pénurie.
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Les mêmes flux vectoriels d’information qui châtient les classes productives en leur faisant prendre conscience de leur emprise temporaire sur un paquet de salaire et sur la marchandise, montrent aussi encore et encore les immenses ressources productives que le monde possède, et la nature artificielle de cette expérience de la pénurie. Les vecteurs le long desquels s’enfile l’information qui relie les objets et les sujets dans la vaste danse mondiale de la productivité sont les mêmes vecteurs qui montrent que le monde n’est rien d’autre que le spectacle du surplus.
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La même connexion vectorielle montre la virtualité illimitée de l’information elle-même, qui échappe encore et encore à la forme marchandise et circule comme un pur don parmi les classes productrices comme une publicité pour sa propre générosité, pour être ensuite réinsérée dans la forme marchandise objectivée par la classe vectorielle et tenue à l’écart des classes productrices comme une rareté artificielle.
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La classe vectorielle doit maintenir un excédent de désir subjectif au-dessus de l’excédent de choses objectives. Le désir doit être poussé un pas en avant, de peur que la demande ne se relâche et que la profusion inutile de choses n’apparaisse à la lumière nue de sa futilité. Les classes productrices créent encore et encore leurs propres expressions du désir, un désir en dehors du manque et de la marchandisation, pour constater que cette expression collective du désir leur est appropriée, transformée en marchandises et revendue, comme s’il leur manquait l’énergie productive qui leur revient de naissance.
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Les pasteurs sont les descendants mêmes de la pénurie. La classe capitaliste maintient son règne de la rareté avec une certaine confiance ; la classe vectorielle ne maintient la rareté qu’avec des moyens de plus en plus artificiels. La classe vectorielle marchandise l’information comme si elle était un objet de désir, sous le signe de la rareté. Les classes productrices considèrent, à juste titre, que toute information marchandisée est leur propre production collective. Nous, les producteurs, sommes la source de toutes les images, les histoires, les profusions sauvages de tout ce que la culture devient. La classe des vectoriels transforme tout cela en marchandise, tandis que les classes productrices piratent toute expression d’information librement Mauss : « On aime à affirmer qu’ils sont le produit de l’esprit collectif autant que de l’esprit individuel. Tout le monde souhaite qu’ils tombent dans le domaine public ou qu’ils se joignent à la circulation générale des richesses le plus rapidement possible »2Marcel Mauss, The Gift (New York : Norton, 1990), p. 67. C’est un texte qui appelle un réexamen, à la lumière de la forme abstraite que peut prendre le don à l’ère vectorielle. Le … Continue reading
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La classe vectorielle fait appel aux efforts des hackers pour produire des moyens toujours nouveaux de marchandiser cette productivité, et ainsi maintenir un surplus de désir et la rareté de l’objet désiré. Mais à moins de s’emparer d’un monopole sur tous les vecteurs de production et de distribution de l’information, la classe vectorielle ne peut pas entièrement limiter la productivité libre de la classe des hackers, qui continue à produire encore plus de carburant pour la productivité libre du désir. De nouvelles images et histoires, de nouveaux vecteurs pour les organiser, de nouveaux moyens techniques pour percevoir et organiser le monde, de nouveaux moyens culturels pour produire de l’expérience. Dans son besoin désespéré d’encourager la productivité, la classe vectorielle induit la productivité même qui dépasse la marchandise elle-même.
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Les agriculteurs et les travailleurs découvrent par eux-mêmes, en dehors des flux d’information marchandisés, que les hackers existent et qu’ils luttent pour produire de nouvelles abstractions sur les axes subjectif et objectif, qui ont le potentiel de libérer le désir de la négativité de la rareté. Ils apprennent à adopter et à adapter de nouvelles abstractions pour eux-mêmes, plutôt que sous la forme marchandisée sous laquelle la classe vectorielle vendrait la virtualité aux masses.
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Les agriculteurs et les ouvriers découvrent, avec un peu d’aide de la classe des hackers, que l’information veut être libre, que sa rareté n’est maintenue que par les moyens artificiels de la marchandisation du vecteur et du contrôle de la représentation par l’État. Dans un premier temps, les classes productrices découvrent les moyens de propager librement l’information comme un moyen d’acquérir ce qu’elles désirent. Mais la libération de l’information, même dans les marges de la troisième nature, brise l’économie de la rareté, et la séparation du sujet et de l’objet maintenue par la rareté de l’objet. Les classes productrices sont réunies avec leur propre productivité libre, d’abord par inadvertance, mais de manière à planter les graines d’un désir de désir en dehors de la rareté elle-même.
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La classe vectorielle découvre – ironie des ironies ! – une rareté de la rareté. Elle s’efforce de trouver de nouveaux » modèles économiques » pour l’information, mais finit par se contenter de son seul moyen fiable d’extraire un surplus de sa rareté artificielle par la formation de monopoles sur chaque branche de sa production. Les stocks, les flux et les vecteurs d’information sont rassemblés dans de vastes entreprises, dans le seul but d’extraire un surplus par la marchandisation étanche de tous les éléments du processus. En refusant aux classes productrices tout moyen libre de reproduire leur propre culture, la classe vectorielle espère extraire un surplus en revendant aux classes productrices leurs propres âmes. Mais la force même de la classe vectorielle – sa capacité à monopoliser le vecteur – révèle sa faiblesse. Le seul manque est le manque de nécessité. La seule nécessité est le dépassement de la nécessité. La seule rareté est celle de la rareté elle-même.
References
↑1 | Georges Bataille, La part maudite, vol. 1 (New York : Zone Books, 1988), p. 33. Bataille est un auteur crypto-marxiste exemplaire qui, dans cette œuvre, fait plus que quiconque pour saper la main de fer de la nécessité sur l’histoire. Là où la science économique lugubre se préoccupe uniquement de maximiser la taille du surplus, Bataille s’interroge sur ce que l’on peut réellement en faire – à part le réinvestir dans la production pour faire encore plus de surplus. |
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↑2 | Marcel Mauss, The Gift (New York : Norton, 1990), p. 67. C’est un texte qui appelle un réexamen, à la lumière de la forme abstraite que peut prendre le don à l’ère vectorielle. Le socialisme de Mauss peut encore trouver son support. La télesthésie ouvre de nouvelles possibilités non seulement pour l’économie marchande, mais aussi pour le don. Elle rend possible le don abstrait, dans lequel le donneur et le receveur ne sont pas directement confrontés l’un à l’autre. Elle rend possible le don d’information, qui enrichit le destinataire mais ne prive pas le donateur. Divers réseaux peer-to-peer surgissent spontanément dès que le vecteur informationnel le rend possible, et s’attirent les foudres techniques, juridiques et politiques de la classe vectorielle et de ses agents. |